vendredi 2 septembre 2011

Le Premier des Esclaves

C’est dans la verte Irlande, la riante Eire, au pied du mont Leinster, que tout a commencé. C’est là, en effet, entre les haies vives qui enserrent des champs emplis de gras moutons, ceux que chantaient Homère, que le démon s’est emparé de mon âme. Ce démon qui a pour nom « Littérature ». Car c’est en cette charmante contrée où l’on s’exprime en anglois mais qui n’est point la perfide Albion que j’ai débuté l’ébauche de ce qui allait devenir, après moult versions, mon premier roman.

Quand le démon possède ce visage, comment voulez-vous résister ?

On pourrait certes soutenir que le démon m’avait frôlé de son souffle fétide bien des années auparavant. Ainsi, en primaire, lorsque, pour un devoir en classe, j’étais parti dans un épique récit d’aventure qui se déroulait sous terre, dans de magnifiques grottes que découvraient des explorateurs (ou un seul explorateur ? j’avoue ne plus très bien me souvenir de ce premier exploit manuscrit), et qu’emporté par la flamme du créateur je n’avais eu le temps ni de finir le brouillon sur lequel j’écrivais (et qui devait dépasser les quatre pages, ce qui était inhabituellement long pour ce genre de devoir), et encore moins de le recopier au propre. Amusée, la maîtresse d’école avait malgré tout accepté de prendre le brouillon, qui devait certainement beaucoup de sa faconde à l’impression qu’avait fait sur moi un Fantômette (Fantômette et le secret du désert) dont une partie de l’intrigue prenait pour cadre une sorte d’oasis du désert montagneux, cachée au regard des hommes, et dont le chemin s’ouvrait dans une faille de la montagne. Une oasis qui devait, elle, certainement tout autant à la bien réelle Petra, et peut-être à la plus imaginaire Zarzoura, bien que j’ignore tout des inspirations de Georges Chaulet.

Quelques années plus tard, à l’âge de douze ans, j’entreprenais ce qui se voulait une sorte de roman historique, mettant en scène un personnage dénommé Hélias, homme de notre époque qui effectuait un voyage dans le Passé, jusqu’à l’époque du siège de Troie. Et puisque les terres grecques de ce temps me semblaient relativement connues, c’est en Asie Mineure, parmi les alliés de Troie, que le récit entraînait mon « héros ». Si l’on excepte un épisode impliquant des femmes crucifiées (attachées à des croix, sans plus), et qui devait constituer le premier fait d’armes du héros, ainsi que, probablement, la fameuse récompense du guerrier, je ne me souviens plus guère du déroulement de cette première intrigue, qui demeura inachevée. Tout ce dont je me souvienne de plus, c’est que quelques années plus tard, je découvris avec stupeur qu’un de mes camarades de Lycée s’appelait précisément Hélias... Moi qui avait inventé ce nom en le croyant purement imaginaire, le voir ainsi incarné, voilà qui m’avait frappé...

El Khasne, Petra
(Frederic Edwin Church)

Mais revenons donc à la douce Irlande, celle qu’aurait pu chanter Homère, s’il l’avait connue, mais qui eut aussi ses aèdes, et une longue tradition du chant poétique et de la transmission orale (le dernier druide, dit-on, disparut au XVIe siècle).
La verte Irlande... Pourquoi croyez-vous qu’on la surnomme ainsi ? Parce qu’elle est verte, certes (encore qu’il y ait des coins un peu plus desséchés que d’autres). Mais pourquoi est-elle si verte ? Grâce au Gulf Stream, me répondront les petits malins. Ce qui n’est pas faux. Le Gulf Stream, dont l’influence se fait ressentir jusqu’en Bretagne, et produit en Irlande les mêmes effets, mais en plus spectaculaire encore. Car en Irlande, il fait doux, certes (d’où des fuchsias de quatre mètres au bord des routes dans la partie occidentale), mais surtout, et plus encore, il pleut beaucoup. Il pleut énormément... Sur mon premier séjour, qui dura un mois et demi, sur juin et juillet, j’ai dû compter à peine une semaine de beau temps. Lors de mon second séjour, qui dura un mois, il n’y eut que quatre demi-journées de beau temps... Les jours de pluie, j’ai évidemment rapidement cessé de les compter. L’Irlande, c’est le pays où l’herbe pousse plus vite que vous ne pouvez la couper.

Bien sûr, j’avais des loisirs... Je me trouvais dans une ferme. Une exploitation qui comptait deux cents têtes de moutons, et une quarantaine de vaches. Plus quelques champs pour alimenter tout cela. C’est de cette époque que date mon amour des moutons, et des vaches. Si, si, je vous assure. C’est très mignon, un mouton. Très drôle aussi. Certes, à l’insu de son plein gré, comme eut dit notre grand comique national. Rassembler un troupeau de deux cents têtes, c’est quelque chose. Surtout lorsque le bélier du troupeau décide brusquement de foncer sur vous, précisément. On a beau savoir qu’en théorie on a prise sur l’animal, et l’aide de deux chiens de berger, cela reste impressionnant un bélier, doté de ses deux énormes cornes enroulées. Et puis, l’on se souvient des instructions, et du comportement du mouton. Alors, on lève les bras bien haut, qu’on agite en criant. Et le bélier finit par avoir plus peur de vous que vous de lui. Et le bélier se détourne brusquement, effectuant une magnifique spirale, et entraînant tout le troupeau (ou presque) dans le même mouvement... Et c’est là qu’on apprend de visu ce que signifie « se comporter en mouton ».
Ensuite, alors que le troupeau de deux cents têtes se fraye un chemin sur les petites routes irlandaises, étroites et cernées de haies, c’est icelieu qu’on découvre l’origine d’une expression célèbre, lorsque l’on voit soudain un de ces animaux, dont les pattes semblent si raides, bondir comme s’il était monté sur ressort — on croirait presque en entendre le « boing » — et retomber lourdement sur ses congénères. Alors, tout soudain et inévitablement, on se prend à rire, et à trouver que les moutons, décidément, sont des animaux délicieusement drôles. Et finalement très attachants. Quant à l’expression, vous l’aurez bien sûr deviné de vous-même... N’est-il pas ?

Bélier du Bestiaire d'Aberdeen (Écosse)

Mais passons sur mes passionnantes aventures de berger (sur lesquelles il y aurait encore à dire), et évoquons en quelques mots les vaches, injustement décriées par notre modernité, alors que les Hellènes, pour louer la beauté du regard d’une femme, disaient « boopis » (yeux de vache, l’équivalent de notre moderne « yeux de biche »). J’avoue aussi, avec cette manie que j’ai parfois de penser comme si je vivais en un autre siècle, avoir voulu complimenter une jolie jeune femme sur « ses beaux yeux de vache ». Je la croyais plus cultivée : je me suis fait souffleter de façon fort sonore, et embarrassante.

Revenons donc au démon de la littérature. Vous aurez compris, ce me semble, pourquoi en cette très verte contrée, sorti des moutons et des vaches, je me sois quelque peu... ennuyé. Il y avait certes une belle encyclopédie, et j’y ai appris par cœur la liste des trente-neuf présidents américains (nous devions être encore sous Reagan). Mais il me restait encore du temps à « tuer ». Et voilà pourquoi, alors que le ciel rencontrait la terre, en Irlande, ai-je pris ma plus magnifique plume, et entamé un long récit épique sur mon plus beau parchemin. En vérité, je me souviens que le papier était un listing vierge d’imprimante mécanique de l’époque, offert par un voisin qui ne savait qu’en faire. Et que mon stylo-plume écrivait en vert (j’ai aussi aimé écrire en rouge, ou en violet, le bleu et le noir me semblaient souvent trop tristement classiques).
Et c’est ainsi qu’est né Le Premier des Esclaves...

À suivre.


Sources iconographiques :
Bestiaire d'Aberdeen découvert via l'article Mouton de Wikipédia

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